17
J’ai ouvert les yeux façon stores trop tendus.
Réveille-toi ! Réveille-toi ! Réveille-toi, Sookie ! Ça sent le roussi.
Où tu es, Barry ?
Devant les ascenseurs, à notre étage.
J’arrive.
J’ai enfilé en quatrième vitesse ma tenue de la veille, troquant mes hauts talons contre mes chaussons – les ravissantes ballerines à semelles antidérapantes rangées au pied de ma table de chevet. J’ai attrapé mon portefeuille, dans lequel j’ai glissé la clé magnétique de ma chambre, et je l’ai fourré, d’une main, dans ma poche gauche, tout en empoignant, de l’autre, mon téléphone portable pour le glisser dans ma poche droite, puis je me suis ruée hors de la chambre. La porte a claqué derrière moi avec un petit quelque chose d’un peu trop définitif à mon goût. Plongé dans le silence, l’hôtel paraissait désert. À ma montre, il était pourtant 9 h 50.
J’avais un long couloir à parcourir avant de tourner à droite pour gagner les ascenseurs. Pourtant, je n’ai pas rencontré âme qui vive. À la réflexion, ça n’avait rien de si étrange. La plupart des humains présents ici avaient adopté le rythme nocturne des vampires : ils devaient être encore endormis. Mais quand même, pas un seul garçon d’étage à l’horizon, pas une femme de ménage...
Toutes ces traces insensibles qu’un tas de petits malaises diffus de ce genre avaient laissées dans mon esprit, comme ces traînées gluantes que laissent les limaces juste sur le pas de votre porte, se sont alors rejointes pour former une énorme boule toute palpitante d’angoisse.
C’était comme si j’étais sur le Titanic et que je venais d’entendre le raclement de l’iceberg sur la coque.
J’ai fini par repérer quelqu’un... étendu sur le sol. Après un réveil aussi brutal, j’étais encore un peu dans le cirage. Du coup, la découverte d’un homme gisant au beau milieu du couloir ne m’a pas étonnée plus que ça.
Je n’avais pas eu le temps d’appeler Barry que je l’ai vu débouler, tout affolé. Il s’est accroupi à côté de moi. J’ai retourné le corps. C’était Jake Purifoy. Rien à faire pour le réveiller.
Pourquoi il n’est pas dans son cercueil ? Qu’est-ce qu’il faisait encore dehors à une heure pareille ?
Même en pensée, Barry avait un accent de panique dans la voix.
Regarde sa position, Barry. On dirait qu’il se dirigeait vers ma chambre. Tu crois qu’il venait me voir ?
Oui. Mais il n’est jamais arrivé.
Qu’est-ce qui avait bien pu empêcher Jake de regagner son cercueil à temps ? Il fallait vraiment que ce soit un truc très important... Quand je me suis relevée, j’avais le cerveau en ébullition. Je n’avais jamais entendu parler d’un vampire qui ait oublié l’heure de se coucher. Ils sentent d’instinct l’approche du jour. C’est une question de survie, pour eux. J’ai passé en revue toutes les conversations que j’avais eues avec Jake, puis j’ai repensé aux deux humains que j’avais vus sortir de sa chambre...
— Espèce d’ordure ! ai-je sifflé entre mes dents, en lui flanquant un coup de pied de toutes mes forces.
— Mon Dieu, Sookie ! s’est écrié Barry, horrifié, en me retenant par le bras.
C’était avant qu’il ne reçoive la vision que j’avais dans la tête.
— Il faut avertir Cataliades et Diantha, ai-je décrété. On pourra les réveiller, eux : ce ne sont pas des vampires.
— Vas-y. Moi, je vais chercher Cécile, m’a annoncé Barry. C’est la fille qui partage ma chambre.
On s’est aussitôt séparés, laissant Jake là où il était. Il y avait plus urgent.
Cinq minutes plus tard, on était tous les deux de retour. Je n’avais eu aucun mal à faire lever maître Cataliades, et comme Diantha était dans la même chambre, ça avait facilité les choses. Cécile avait l’air d’une jeune femme compétente, le genre auquel il ne faut pas en conter. Je n’ai pas été autrement surprise que Barry me la présente comme la nouvelle assistante personnelle de Stan.
Comment avais-je pu être assez bête pour ne pas tenir compte de l’avertissement de Clovatch ? Je m’en voulais tellement que je me serais giflée. Mais ce n’était pas le moment de battre ma coulpe : il fallait agir, et vite.
— Voilà ce que je pense, ai-je déclaré, m’apprêtant à faire part à mes compagnons des conclusions auxquelles j’étais parvenue. Certains des serveurs nous évitent, Barry et moi, depuis qu’ils ont découvert notre... particularité.
Barry a hoché la tête : lui aussi, il s’en était rendu compte. Il avait cependant un petit air coupable qui ne me disait rien qui vaille. Encore un truc qui devrait attendre.
— Ils ne veulent pas qu’on découvre ce qu’ils manigancent, je suppose, ai-je poursuivi. J’en déduis que ça ne doit pas être joli-joli. Et Jake Purifoy était dans le coup.
Cataliades ne m’avait écoutée que d’une oreille, jusque-là, mais à ces mots, il s’est brusquement alarmé.
Diantha n’en perdait pas une miette, ses grands yeux passant d’un visage à l’autre avec vivacité.
— Comment allons-nous procéder ? a demandé Cécile, visiblement aussi efficace que je l’avais supposé.
— Le problème, c’est ce cercueil en plus, ai-je expliqué. Et la valise bleue dans la suite royale. Barry, on t’a envoyé chercher une valise, toi aussi, non ? Et elle n’appartenait à personne ?
— Tout juste. Elle est toujours dans l’entrée, là-haut, dans la suite du roi. C’est l’endroit où il y a le plus de passage, et comme on pensait que quelqu’un la réclamerait... J’étais censé la redescendre au service des bagages égarés aujourd’hui.
— Celle que j’ai montée trône dans le salon de Sophie-Anne. Je crois que c’est Joe, le type chargé de ce service, justement, qui a monté le coup. C’est lui qui nous a appelés pour qu’on aille chercher les valises au sous-sol. Personne ne semblait au courant, sauf lui.
— Les valises vont exploser ? s’est exclamée Diantha d’une voix suraiguë. Et le cercueil au sous-sol aussi ? Mais si le sous-sol explose, tout l’immeuble va s’effondrer !
Jamais elle ne m’avait paru plus humaine.
— Il faut réveiller tout le monde, ai-je décrété. Évacuer l’hôtel.
— L’hôtel va exploser, a ânonné Barry, comme s’il avait du mal à comprendre ce que ça signifiait.
— Les vamps ne peuvent pas se réveiller, a alors affirmé la pragmatique Cécile. C’est impossible.
— Quinn ! me suis-je soudain écriée.
J’ai plongé la main dans ma poche, récupéré mon portable et appuyé sur la touche du numéro mémorisé. Je l’ai entendu vaguement bredouiller à l’autre bout du fil. J’ai essayé de le secouer.
— Sauve-toi ! Quinn, emmène ta sœur et sauve-toi ! Tout va exploser !
Je me suis juste assuré qu’il était bien réveillé et j’ai refermé mon téléphone d’un claquement sec.
— Mais nous aussi, on doit se sauver, était en train de dire Barry, comme s’il venait de prendre conscience de l’imminence du danger.
Cécile a alors eu la brillante idée de courir au bout du couloir pour déclencher l’alarme incendie. Le hurlement nous a vrillé les tympans, mais s’est révélé d’une extraordinaire efficacité : en moins d’une minute, les gens avaient déjà quitté leurs chambres.
— Prenez l’escalier ! a crié Cécile avec une surprenante autorité.
Bien qu’encore à moitié endormis, tous ont immédiatement obéi. J’ai été drôlement contente d’apercevoir Caria dans la masse. Mais je ne voyais toujours pas Quinn. On ne pouvait pourtant pas le rater.
— La reine est tout en haut, m’a fait observer maître Cataliades.
— On peut démolir ces panneaux de verre de l’intérieur, vous croyez ? ai-je demandé.
— Ils y ont bien réussi dans Fear Factor.
Barry se voulait encourageant.
— On pourrait essayer de faire glisser les cercueils jusqu’en bas.
— Ils se briseraient à l’arrivée, a objecté Cécile.
— Mais les vamps survivront à l’explosion, de toute façon.
— Pour mieux se faire brûler par le soleil, a rétorqué maître Cataliades. Non, Diantha et moi allons monter chercher la reine et ses protégés. Nous essaierons de les faire sortir en les enveloppant dans des couvertures. Il ne nous restera plus qu’à les emmener...
Il m’a adressé un coup d’œil désespéré.
— Des ambulances ! Appelez le 911, vite ! Ils sauront bien où les emmener.
Diantha s’est exécutée avant que j’aie eu le temps de le faire. Elle était si incohérente et si affolée qu’elle a réussi à faire partir des ambulances pour une explosion qui n’était même pas encore arrivée.
— L’immeuble est en feu ! s’est-elle écriée au téléphone.
Ce qui, après tout, n’était qu’une vérité anticipée.
— Allez-y, ai-je lancé à l’avocat de Sa Majesté.
Je l’ai même physiquement poussé, tout démon qu’il était. Il s’est aussitôt précipité vers les appartements de la reine.
Je me suis tournée vers mon confrère télépathe.
— Va t’occuper de ta délégation, Barry.
Cécile et lui se sont aussitôt rués vers l’ascenseur – qui risquait pourtant de les lâcher d’une minute à l’autre.
J’avais fait tout ce que je pouvais pour sauver les humains, Cataliades et Diantha s’occupaient de la reine et d’André... Éric et Pam ! Dieu merci, je savais où se trouvait la chambre d’Éric. J’ai emprunté l’escalier. En chemin, j’ai croisé les Britlingens. Elles avaient toutes deux un gros sac à dos et portaient un lourd fardeau soigneusement empaqueté. Clovatch tenait les pieds, Batanya la tête. Pas de doute, c’était bien le roi du Kentucky : les Robocop jumeaux faisaient leur boulot. Comme je me plaquais contre le mur pour les laisser passer, elles ont hoché la tête pour me saluer. Elles n’étaient peut-être pas aussi détendues que si elles partaient se balader, mais pas loin.
— C’est vous qui avez déclenché l’alarme incendie ? m’a demandé Batanya. C’est aujourd’hui que la Confrérie passe à l’action ?
— Oui.
— Merci. Nous évacuons la zone immédiatement. Et vous devriez en faire autant, m’a conseillé Clovatch.
— Une fois notre client en sécurité, nous retournerons chez nous, m’a annoncé Batanya. Adieu.
Je leur ai bêtement souhaité bonne chance et j’ai recommencé à grimper les marches quatre à quatre, telle une himalayiste confirmée. En conséquence de quoi, je soufflais comme un bœuf en arrivant au neuvième. J’ai aperçu une femme de chambre qui poussait son chariot dans le couloir. Je me suis précipitée vers elle, l’effrayant plus encore que l’alarme incendie ne l’avait déjà fait.
— Donnez-moi votre passe, lui ai-je ordonné.
— Non ! s’est écriée la brave matrone hispanique, qui n’était manifestement pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. On me renverrait.
— Alors, ouvrez cette porte, lui ai-je demandé, en lui montrant la chambre d’Éric. Et fichez le camp d’ici !
Je devais avoir l’air hystérique. Et je l’étais.
— L’hôtel va exploser d’une minute à l’autre ! ai-je insisté.
Elle m’a balancé la clé et s’est précipitée vers les ascenseurs. Oh, non !
C’est alors que les explosions ont commencé. Il y a eu un gros « boum » grave, profond, retentissant, et une secousse sous mes pieds, comme si quelque monstrueux géant des abysses remontait à la surface. J’ai titubé jusqu’à la chambre d’Éric, inséré la carte magnétique dans la fente de la porte et poussé le battant. A l’intérieur, l’obscurité était totale ; le silence, lugubre.
J’ai crié à pleins poumons :
— Éric ! Pam !
Je cherchais l’interrupteur à tâtons quand j’ai senti l’immeuble tanguer : au moins une des charges posées dans les étages venait d’exploser. Oh, merde ! Merde ! Lorsque la lumière s’est allumée, j’ai vu que Pam et Éric étaient étendus sur leurs lits, et non dans leurs cercueils.
— Réveillez-vous !
J’ai secoué Pam en premier parce qu’elle était la plus près. Autant vouloir ranimer un gisant. Je me suis précipitée vers le lit voisin.
— Éric ! ai-je braillé dans les oreilles du Viking.
J’ai réussi à obtenir une petite réaction : il était beaucoup plus vieux que Pam. Ses yeux se sont entrouverts sur un regard ensommeillé.
— Quoi ? a-t-il maugréé dans un souffle.
— Il faut que tu te lèves ! Il le faut ! Il le faut ! Il faut que tu fiches le camp d’ici !
— Fait jour, a-t-il bredouillé en se tournant sur le flanc.
Je l’ai giflé, fort – la plus belle gifle que j’aie donnée de ma vie.
— Lève-toi ! Lève-toi !
Je m’égosillais à m’en casser la voix. Il a fini par sortir de sa léthargie, assez, du moins, pour parvenir à s’asseoir. Dieu merci, il portait un pantalon de pyjama : pas besoin de l’habiller. J’ai repéré sa grande cape noire de prêtre sur son cercueil. Encore une chance qu’il ne l’ait pas rendue à Quinn. Je l’ai jetée sur ses épaules, j’ai fermement noué le cordon qui la fermait au cou et j’ai rabattu le capuchon sur son visage.
— Protège-toi ! lui ai-je crié, tandis qu’un nouveau fracas retentissait au-dessus de nos têtes, un bruit de verre qui volait en éclats, suivi de cris de terreur.
Il allait se rendormir si je ne le tenais pas éveillé. En tout cas, il essayait de lutter, c’était déjà ça. Je me souvenais que, dans certaines circonstances particulièrement désespérées, Bill avait réussi à faire quelques pas titubants. Mais impossible de réveiller Pam, qui avait pourtant à peu près le même âge que Bill. J’ai eu beau la tirer par les cheveux, je n’ai obtenu aucune réaction.
— Il faut que tu m’aides à sortir Pam de là. J’ai besoin de toi, Éric. Aide-moi !
J’ai hurlé de plus belle en entendant une nouvelle déflagration et en sentant le sol bouger sous mes pieds. Éric a écarquillé les yeux. Il a réussi à se lever, tout chancelant. Comme si on s’était passé le mot, on s’est mis, en même temps, à pousser son cercueil, qui est tombé sur la moquette, et on l’a fait glisser jusqu’au grand panneau de verre incliné qui formait l’une des faces de La Pyramide.
Autour de nous, ça tremblait de partout. Les secousses se succédaient sans discontinuer. Éric avait les yeux grands ouverts, à présent, mais il devait tellement se concentrer pour rester éveillé que c’était moi qui me coltinais le plus gros du boulot.
— Pam ! lui ai-je crié pour l’inciter à s’activer.
Après pas mal de tâtonnements fébriles, j’ai fini par ouvrir le cercueil. D’une démarche de momie digne d’un film de série Z, Éric s’est alors dirigé vers le lit de sa filleule endormie. Il a pris Pam par les épaules, moi par les pieds, et on l’a soulevée, drap et couverture compris. Le sol a encore tremblé, plus violemment, cette fois. Déséquilibrés, on a tous les deux plongé vers le cercueil et balancé Pam à l’intérieur dans l’élan. Tombée à genoux sur la moquette, j’ai rabattu le couvercle et fermé les loquets. Et tant pis si un pan de la chemise de nuit de Pam dépassait.
C’est alors que j’ai pensé à Bill. Une fugitive image de Rasul m’a traversé l’esprit, aussi. Trop tard. Je ne pouvais plus rien pour eux.
— Il faut casser la vitre ! me suis-je égosillée dans le vacarme assourdissant.
Éric a hoché la tête avec une lenteur d’automate mal huilé. Il s’est agenouillé à côté de moi, à une des extrémités du cercueil, et on l’a propulsé de toutes nos forces contre le panneau incliné. Sous le choc, l’énorme miroir s’est fendillé en mille éclats... qui sont restés soudés : le miracle du vitrage blindé. J’en aurais pleuré. C’était un trou qu’il nous fallait, pas un rideau de verre pilé ! Ignorant autant qu’on le pouvait les effroyables grondements qui résonnaient sous nos pieds, on a rassemblé nos forces pour faire une nouvelle tentative.
Oui ! Enfin, on avait réussi ! Sous l’effet de la poussée, les montants de la fenêtre avaient cédé, et les vitres en morceaux cascadaient le long des flancs du bâtiment.
Pour la première fois depuis plus de mille ans, Éric voyait la lumière du soleil. Il a hurlé. Un cri terrible, déchirant, à vous nouer l’estomac. Mais, dans la minute qui a suivi, il s’est étroitement enveloppé dans sa cape, m’a agrippée par le bras, a sauté à califourchon sur le cercueil et, d’un coup de pied, l’a catapulté dans le vide. Pendant une fraction de seconde, on est restés en équilibre au bord du précipice. Puis on a basculé. C’est alors que j’ai connu le moment le plus terrifiant de toute mon existence. On avait franchi la fenêtre et on dévalait la pente de La Pyramide tout schuss. Un vrai toboggan géant. Sauf qu’à la fin, on allait s’écraser lamentablement.
Tout à coup, je me suis retrouvée dans les airs. Éric me plaquait contre lui, ses bras m’enserrant comme des tenailles : il ne risquait pas de me lâcher. J’ai poussé un gros soupir de soulagement. Mais oui, bien sûr ! Éric pouvait voler !
Cependant, ébloui par la lumière, à moitié comateux après un réveil qui l’avait arraché à son sommeil vital, il n’était pas très opérationnel. Cette chaotique descente en zigzag n’avait rien à voir avec la souple évolution dans l’espace que j’avais eu l’occasion d’expérimenter par le passé. Ça tenait plutôt de l’atterrissage en urgence d’un avion de chasse en difficulté.
Mais c’était tout de même mieux qu’une chute libre : Éric pourrait freiner notre descente, assez, du moins, pour qu’on ne se fracasse pas dans la rue, au pied de l’hôtel. Enfin, je l’espérais...
Malheureusement pour Pam, le cercueil a heurté le sol avec une telle violence qu’elle a été catapultée sur le bitume, où elle est restée inerte, en plein soleil. Sans laisser échapper la moindre plainte, elle a commencé à se consumer. Éric s’est posé près d’elle et, déployant sa cape, s’est aussitôt couché sur elle pour la protéger. Les pieds de Pam dépassaient et, déjà, la chair calcinée laissait échapper des volutes de fumée. Je me suis empressée de récupérer sa couverture pour les couvrir.
C’est alors que j’ai entendu les sirènes des ambulances. J’ai fait signe à la première que j’ai vue de s’arrêter. Les urgentistes ont bondi hors de leur véhicule.
J’ai pointé le doigt vers le monticule de velours noir.
— Deux vampires, ai-je haleté. Il faut les mettre à l’abri de la lumière !
Les deux femmes ont échangé des regards incrédules.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on en fasse ? a demandé la Noire.
— Emmenez-les dans un sous-sol quelconque, un endroit pas trop inconfortable dépourvu de fenêtres, et dites au propriétaire de laisser la porte ouverte : ça ne fait que commencer.
Là-haut, une explosion venait de pulvériser une des suites. Une valise, en ai-je conclu, en me demandant combien de bagages piégés Joe avait réussi à nous faire monter dans les chambres. En levant les yeux, j’ai vu une gerbe d’éclats de verre étinceler au soleil. Mais des formes noires suivaient ce feu d’artifice et, en les apercevant, les urgentistes sont passées à l’action, comme les professionnelles entraînées qu’elles étaient. Elles n’ont certes pas succombé à la panique, mais elles ont assurément mis le turbo, s’activant avec efficacité et se demandant déjà lequel des bâtiments les plus proches serait pourvu d’une cave assez grande.
— On va faire passer le message, m’a dit la Noire.
Pam était maintenant dans une ambulance, et Éric en passe de l’être. Son visage était cramoisi, et de la vapeur s’échappait de ses lèvres. O Seigneur !
— Et vous ? m’a demandé l’urgentiste.
— J’y retourne.
— Idiote !
Puis elle s’est engouffrée dans l’ambulance, qui a démarré sur les chapeaux de roue.
Il y a eu une nouvelle gerbe de verre, et une partie du rez-de-chaussée a commencé à s’effondrer. Le cercueil piégé de la zone de déchargement, sans doute. Encore une explosion. Elle semblait provenir du sixième, celle-là, mais de l’autre côté du bâtiment. J’étais tellement abrutie par les détonations et toutes ces visions de films catastrophe que je n’ai pas été autrement surprise de voir une valise bleue voler dans les airs. Maître Cataliades avait manifestement réussi à briser la fenêtre de la reine. Puis, brusquement, j’ai pris conscience que la valise était intacte, qu’elle n’avait pas explosé et qu’elle se dirigeait... droit sur moi !
Je me suis mise à courir, avec en tête, le temps d’un éclair, cette image remontant à mes années de soft-ball : j’avais piqué un tel sprint sur le terrain que j’avais glissé sur plusieurs mètres avant de pouvoir m’arrêter. Je visais le parc, de l’autre côté de la rue – la circulation avait été interrompue pour livrer passage aux véhicules d’urgence : voitures de police, ambulances, camions de pompiers. Juste devant moi, il y avait une femme flic qui regardait de l’autre côté. Elle montrait un truc à un de ses collègues.
— Couchez-vous ! lui ai-je crié. Une bombe !
Elle a à peine eu le temps de se retourner que, déjà, je la plaquais au sol. J’ai ressenti un violent choc dans le dos, qui m’a coupé le souffle. Puis, à quelques centaines de mètres, au beau milieu du parc, la valise a explosé. De justesse ! On est restées un petit moment comme ça, sans bouger. Puis je me suis relevée sur des jambes flageolantes. Quel bonheur de respirer – même avec la poussière et la fumée ! Peut-être que la femme flic m’a dit quelque chose, mais, dans le boucan ambiant, je n’ai rien entendu.
Je regardais La Pyramide de Gizeh.
Des pans entiers de l’édifice s’effondraient, ployant sur eux-mêmes, tandis que verre, béton, acier, bois se disloquaient et que la plupart des cloisons qui délimitaient les espaces – chambres, salles de bains, couloirs – s’écroulaient. Nombre de clients se trouvaient pris au piège, ensevelis sous l’avalanche. Ils ne faisaient plus qu’un, à présent : la structure de l’édifice, ses compartiments et leurs occupants.
Çà et là, certaines parties avaient cependant résisté. L’étage des humains, la mezzanine et le hall étaient encore partiellement intacts, quoique la réception ait été détruite.
J’ai aperçu une forme noire par terre : un cercueil. Le couvercle avait sauté sous la violence du choc. Le soleil frappait la créature exposée à l’intérieur, et elle poussait une plainte à vous glacer le sang. Je me suis ruée vers elle. J’ai trouvé un grand morceau de cloison, non loin de là, et l’ai tiré pour le hisser sur le dessus du cercueil. Sitôt la lumière du jour bloquée, la plainte a cessé. J’ai appelé à l’aide. Des policiers se sont approchés.
— Il y a des survivants : des humains et des vampires, leur ai-je expliqué. Il faut protéger les vampires du soleil.
— Les humains d’abord, a tranché un vétéran bedonnant.
— Bien sûr.
J’avais acquiescé machinalement. Ce n’étaient pourtant pas les vampires qui avaient posé ces bombes...
Une partie de l’hôtel tenait encore debout, côté sud. En levant les yeux, j’ai aperçu maître Cataliades, dans l’encadrement d’une fenêtre dépourvue de vitre. Dieu seul sait comment, il avait réussi à regagner l’étage des humains. Il portait un fardeau enveloppé dans des couvertures, blotti contre sa poitrine.
— Regardez ! me suis-je écriée pour attirer l’attention des pompiers. Regardez !
A la vue d’un rescapé, ils sont immédiatement passés à l’action. Ils étaient nettement plus enthousiastes à l’idée de sauver un humain plutôt que tous ces malheureux vampires qui devaient être en train de mourir, brûlés vifs (enfin, façon de parler), alors qu’une simple couverture aurait suffi à les mettre hors de danger. Je ne parvenais pourtant pas à leur en vouloir.
C’est alors seulement que j’ai remarqué la foule des badauds qui étaient sortis de leurs voitures pour donner un coup de main aux sauveteurs – ou pour admirer le spectacle. Parmi eux, il y en avait même qui criaient :
— Qu’ils brûlent ! Laissez-les cramer !
J’ai suivi des yeux les pompiers qui montaient dans une nacelle pour aller chercher l’avocat royal et son fardeau. Puis j’ai replongé dans le chaos des décombres.
Au bout d’un moment, j’ai commencé à flancher. Les râles des survivants, les cris des sauveteurs, la fumée, l’étrange luminosité du soleil, caché par un gigantesque nuage de poussière, les grincements des piliers de l’édifice, les effondrements intempestifs, le vacarme des camions de pompiers, des sirènes d’ambulance, des engins qui arrivaient et qu’on mettait en œuvre pour déblayer, désenclaver, désincarcérer... J’étais submergée.
Entre-temps, comme j’avais subtilisé une de ces vestes jaunes que portaient les sauveteurs, sans oublier le casque de chantier de rigueur, j’avais pu m’approcher assez près pour sauver deux vampires, au niveau de la réception, laquelle était complètement ensevelie sous les décombres de l’étage supérieur. L’un des vampires avait été tellement brûlé que je ne savais pas s’il pourrait survivre. L’autre, que je connaissais, avait réussi à se cacher sous un gros morceau de bois – tout ce qu’il restait du comptoir d’accueil. Seuls ses pieds et ses mains, qui dépassaient, avaient été atteints. Quand j’ai demandé de l’aide, on les a enveloppés dans des couvertures.
— On a un dépôt, à deux rues d’ici. On s’en sert pour entreposer les vampires, m’a appris la conductrice noire de l’ambulance qui emmenait le vampire le plus grièvement brûlé.
Je me suis rendu compte que c’était celle qui s’était occupée d’Éric et de Pam.
En plus des vampires, j’avais aussi retrouvé un Todd Donati plus mort que vif. J’avais passé quelques minutes avec lui en attendant la civière. Il y avait une femme de chambre à côté de lui. Elle avait été réduite en charpie.
J’avais cette odeur dans le nez qui ne voulait pas s’en aller. Une odeur épouvantable. J’avais l’impression qu’elle tapissait l’intérieur de mes poumons et que j’allais passer le reste de ma vie à la respirer. C’était la puanteur conjuguée des matériaux carbonisés, des corps calcinés et des vampires qui se décomposaient. L’odeur de la haine.
J’avais vu des choses si abominables que j’étais absolument incapable de seulement y penser, sur le moment.
Et, subitement, j’ai senti que je ne pouvais plus continuer, qu’il fallait que je m’assoie. Je me suis dirigée sans bien savoir pourquoi vers une sorte de siège de fortune, empilement aléatoire d’un gros tuyau et de plaques de ciment. Je me suis juchée dessus et j’ai pleuré. Puis la pile a basculé, et je me suis retrouvée par terre, toujours en larmes.
J’ai quand même jeté un coup d’œil dans le trou que les débris avaient découvert en tombant.
Le visage à moitié carbonisé, Bill était recroquevillé à l’intérieur. Il portait encore les vêtements que je lui avais vus la nuit précédente. Je me suis courbée au-dessus de lui pour le protéger du soleil.
— Merci, a-t-il murmuré, les lèvres toutes craquelées et ensanglantées.
Il ne cessait de retomber dans ce sommeil comateux typique des vampires.
— Dieu du ciel ! ai-je gémi. Au secours ! À l’aide !
— Je savais que tu me trouverais, a chuchoté Bill.
Ou l’ai-je imaginé ? Je suis restée dans cette position plutôt inconfortable, sans oser bouger. Il n’y avait tout bonnement rien, autour de moi, que j’aurais pu attraper pour le couvrir, rien d’assez grand pour le protéger mieux que moi. La puanteur de la chair calcinée me donnait des haut-le-cœur, mais j’ai tenu le coup jusqu’à l’arrivée des pompiers. Bien que l’un d’eux ait vomi en voyant Bill, ils ont fini par l’envelopper dans une couverture pour l’évacuer.
Bill n’avait été sauvé que par la chute providentielle de quelques débris et par leur imbrication accidentelle au-dessus de lui.
C’est alors que j’ai aperçu une autre veste jaune. Elle filait à travers les décombres vers les ambulances, aussi vite qu’on peut courir sur un terrain accidenté sans se casser une jambe. Puis il m’a semblé percevoir une activité cérébrale familière. J’ai aussitôt crapahuté pour franchir un tas de gravats, en suivant cette signature mentale, celle de l’homme que je voulais à tout prix retrouver. Quinn et Frannie gisaient, à moitié ensevelis sous un amas de débris. Frannie était inconsciente et elle avait la tête en sang. Mais le sang avait séché. Quinn était un peu dans les vapes, mais il reprenait connaissance. Un petit ruisseau d’eau fraîche avait tracé son chemin dans la poussière qui recouvrait son visage : l’homme que j’avais vu détaler venait de lui donner à boire, avant de partir chercher des civières.
Quinn a tenté de me sourire. Je suis tombée à genoux auprès de lui.
— J’ai bien peur qu’on ne soit amenés à modifier nos projets, bébé, m’a-t-il annoncé. Il se pourrait que je sois obligé de m’occuper de Frannie une semaine ou deux. Notre mère n’a vraiment rien d’une Florence Nightingale.
J’ai essayé de retenir mes larmes. Mais c’était comme si, une fois le robinet tourné, on ne pouvait plus empêcher les grandes eaux de couler. Je ne sanglotais plus, je ruisselais en silence. Pathétique !
— Fais ce que tu as à faire et appelle-moi quand tu peux, OK ?
Je déteste les gens qui disent « OK ? » à tout bout de champ, comme s’ils demandaient la permission. Mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Tu es vivant. C’est tout ce qui m’importe, ai-je assuré, plus larmoyante que jamais.
— Merci. Si tu ne nous avais pas appelés, on serait morts, à l’heure qu’il est. Même l’alarme incendie ne nous aurait pas sortis du lit à temps.
J’ai entendu un gémissement, à quelques pas de là, à peine un souffle. Quinn l’a entendu, lui aussi. J’ai rampé dans cette direction, dégageant au passage un énorme bout de cuvette de toilettes. Là, recouvert de poussière et de gravats, sous plusieurs larges plaques de plâtre, était étendu André, complètement dans le cirage. Au premier coup d’œil, j’ai compris qu’il était mal en point : il avait plusieurs blessures graves. Mais aucune ne saignait. Quelques heures d’auto-guérison, et il n’y paraîtrait plus. Ça me tuait.
— C’est André, ai-je annoncé à Quinn. Il est seulement blessé.
Et si j’avais dit ça d’un ton macabre, eh bien, pas étonnant : je me sentais d’humeur macabre. Il y avait un long bout de bois bien pointu juste à côté de la jambe d’André. C’était tellement tentant ! Ce type constituait une véritable menace pour moi, pour tout ce que j’aimais dans la vie. Il entendait me priver de ma liberté, de ma volonté. Mais j’avais déjà vu trop de morts pour la journée.
Je suis ressortie à reculons de la petite alcôve où il gisait pour retourner auprès de Quinn.
— On va revenir nous chercher, m’a-t-il dit d’un ton de plus en plus confiant. Tu peux nous laisser, maintenant.
— Tu veux que je m’en aille ?
Ses yeux me disaient quelque chose, mais je ne parvenais pas à décrypter le message.
— Bon, d’accord, ai-je repris, à contrecœur. J’y vais.
— Je suis déjà en de bonnes mains, a-t-il argué. Alors que toi, tu pourrais être en train de sauver quelqu’un.
— OK.
Je ne savais pas trop comment le prendre. Mais je me suis éloignée. Je n’avais pas fait deux mètres que je l’ai entendu bouger. Pourtant, après un premier moment d’hésitation, j’ai continué à marcher.
Je me suis dirigée vers un gros fourgon qu’on avait garé près du poste de commandement des sauveteurs. Jusque-là, ma veste jaune avait fait des miracles : un vrai sésame. Mais la chance pouvait tourner d’un instant à l’autre. Quelqu’un finirait bien par s’apercevoir que j’étais en ballerines – des ballerines déchirées puisque pas vraiment faites pour crapahuter dans les décombres d’un immeuble effondré. Une femme m’a tendu une bouteille d’eau par la vitre du fourgon. Je l’ai ouverte d’une main tremblante et j’ai bu sans m’arrêter, puis j’ai versé ce qui restait sur mon visage et mes mains. Malgré le froid, ça m’a fait un bien fou.
Il avait bien dû s’écouler deux (ou quatre, ou six) heures depuis la première explosion. Des dizaines de sauveteurs étaient désormais à pied d’œuvre, bien équipés, avec tout le matériel, les engins et les couvertures nécessaires. Je cherchais des yeux à qui m’adresser pour savoir où les autres survivants humains avaient été emmenés quand une voix s’est élevée dans mon esprit.
Sookie ?
Barry !
Tu es dans quel état ?
Secouée, mais presque indemne. Et toi ?
Idem. Cécile est morte.
Oh ! Je suis désolée.
Que vouliez-vous que je dise ?
J’ai pensé à quelque chose qu’on pourrait faire.
Quoi ?
On peut participer aux recherches, trouver des survivants. Et ce sera encore mieux si on s’y met à deux.
C’est ce que je fais depuis le début. Mais tu as raison : on sera plus efficaces à deux.
En même temps, j’étais si fatiguée qu’à la seule perspective de devoir faire un effort supplémentaire, tout en moi se recroquevillait.
Bien sûr que tu as raison, ai-je pourtant renchéri.
Confrontés à la montagne de débris des tours jumelles du World Trade Center, on n’aurait rien pu faire. Mais là, le champ d’investigation était beaucoup plus restreint, plus circonscrit, et si quelqu’un acceptait de nous écouter, on avait de bonnes chances de succès.
J’ai retrouvé mon collègue télépathe près du QG des secours. Barry était un petit jeunot, à côté de moi, presque un adolescent. Pourtant, il n’en avait plus l’air, à présent, et il n’en aurait certainement plus le comportement. En examinant les corps alignés sur la pelouse du petit parc, j’ai reconnu Cécile et ce qui avait dû être la femme de chambre que j’avais croisée dans le couloir, en allant dans la chambre d’Éric. Il y avait aussi quelques formes vaguement humaines qui tombaient en poussière : des vampires en phase de décomposition. J’en connaissais peut-être certains, mais c’était impossible à dire.
Face à un tel spectacle, n’importe qui se sentirait prêt à affronter les pires humiliations pour peu qu’il puisse sauver des vies. Alors, Barry et moi, on s’est préparés à être humiliés et ridiculisés.
Au début, on a eu du mal à trouver quelqu’un qui veuille bien nous prêter une oreille attentive. On nous renvoyait systématiquement vers les urgences ou les ambulances garées à proximité, prêtes à emmener les survivants vers l’un des hôpitaux de Rhodes.
J’ai fini par me retrouver face à un grand sec grisonnant qui a écouté mon laïus sans m’interrompre et sans manifester la moindre réaction. Autant parler à une statue.
— Moi non plus, je n’aurais jamais cru sauver des vampires un jour, m’a-t-il répondu, comme si ça justifiait sa décision. Bon. Prenez ces deux hommes avec vous et montrez-leur ce que vous savez faire. Vous avez quinze minutes, quinze précieuses minutes du temps de ces hommes valeureux. Si vous les gâchez, vous aurez peut-être des morts sur la conscience.
C’était Barry qui avait eu cette idée, mais, maintenant, il ne semblait plus très chaud : il préférait que ce soit moi qui me mouille pour nous deux. Après une brève discussion silencieuse sur la meilleure façon de procéder, je me suis tournée vers les pompiers et je leur ai demandé de nous faire monter dans une de leurs nacelles.
Par miracle, ils ont obtempéré sans poser de question. Ils nous ont mis en position au-dessus du tas de gravats. Et, oui, on savait que c’était dangereux. Et, oui, on était prêts à en assumer les conséquences. J’ai pris la main toute noircie de Barry. Puis on a fermé les yeux et, déployant largement nos antennes, on a commencé à «fouiller » les décombres.
— Vers la gauche, ai-je dit au pompier qui nous accompagnait.
Il a fait signe au type qui était aux manettes dans la cabine de l’engin élévateur.
— Stop !
La nacelle s’est immobilisée. On a recommencé à chercher.
— En dessous. Juste là, lui ai-je dit en pointant l’endroit du doigt. Une femme qui s’appelle... quelque chose Santiago.
Au bout de quelques minutes, des cris de triomphe se sont élevés en dessous de nous : ils l’avaient trouvée, et elle était vivante.
Après ça, on est devenus très populaires. Tout le monde se moquait bien de savoir comment on faisait, pourvu qu’on continue. Pour les sauveteurs, il n’y a qu’une chose qui compte : sauver. Ils avaient amené des chiens, inséré des micros dans les débris, mais Barry et moi étions plus rapides, plus faciles à comprendre que les chiens et plus précis que les micros. On a encore trouvé quatre rescapés et un homme qui est décédé avant que les secours ne puissent l’atteindre – un serveur qui s’appelait Arthur, qui aimait sa femme et qui a horriblement souffert jusqu’à la fin. Cet épisode a été particulièrement pénible, parce qu’ils ont tous creusé comme des fous pour le sortir de là. J’ai pourtant bien été obligée de leur dire que ça ne servait plus à rien. Évidemment, ils ne m’ont pas crue et ils ont redoublé d’efforts. Mais, quand ils l’ont dégagé, il était déjà mort. Ça m’a brisé le cœur. À ce stade de l’expérience, les sauveteurs en étaient arrivés à ne plus pouvoir se passer de nous. Ils étaient tellement emballés par nos exploits qu’ils voulaient nous garder avec eux toute la nuit. Mais Barry commençait à donner des signes de faiblesse, et je n’étais pas plus brillante. Plus grave encore : la nuit tombait.
— Les vampires vont se réveiller, ai-je rappelé au capitaine des pompiers.
Il a hoché la tête, sans cesser de me regarder, comme s’il attendait la suite.
— Ils risquent d’être très mal en point.
Il ne comprenait toujours pas.
— Ils vont avoir besoin de sang, tout de suite, et ils n’auront plus aucun self-control.
Ça n’a pas semblé l’alarmer.
— Je n’enverrai pas de sauveteur seul dans ces décombres cette nuit, si j’étais vous.
Il a eu une expression d’intense réflexion.
— Vous ne pensez pas qu’ils sont tous morts ? Vous ne pouvez donc pas les trouver ?
— Eh bien, à vrai dire, non. On ne peut pas les repérer. Les humains, oui. Mais pas les vampires. Leur cerveau n’émet aucune... euh... onde. Et puis, on doit y aller, maintenant. Où sont les survivants ?
— On les a tous rassemblés dans le Thorne Building, là-bas, m’a-t-il répondu en désignant un bâtiment du doigt. On a mis les vampires dans les sous-sols.
— Merci.
On a tourné les talons pour s’éloigner. Barry m’avait passé le bras autour des épaules – pas en signe d’affection, mais parce qu’il ne tenait pratiquement plus debout.
— Laissez-moi prendre vos coordonnées pour que le maire puisse vous remercier, m’a alors demandé le type grisonnant en me tendant un calepin et un stylo.
Ça m’a clouée sur place. J’ai secoué la tête.
— On va faire l’impasse là-dessus, si vous le voulez bien, lui ai-je poliment répondu.
J’avais jeté un coup d’œil dans sa tête, et il était clair qu’il nous aurait engagés sur-le-champ s’il l’avait pu : nos performances le faisaient saliver.
Le type l’a plutôt mal pris.
— Vous travaillez pour les vamps, mais vous refusez la reconnaissance des vôtres pour avoir sauvé des vies en un jour pareil ?
— Eh bien, oui. C’est exactement ça.
Il n’était pas content, mais alors pas content du tout. À tel point que, pendant un moment, j’ai bien cru qu’il allait me forcer la main, me faire arrêter, fouiller, envoyer en prison ou quelque chose comme ça. Mais il a simplement hoché la tête et a désigné le Thorne Building du menton.
Ils vont essayer de nous retrouver, m’a dit Barry, affolé. Ils vont vouloir nous mettre le grappin dessus.
J’ai soupiré. J’avais à peine assez d’énergie pour continuer à respirer. J’ai opiné du bonnet.
Oui. Si on va au centre des rescapés, on sera sûrement attendus. On nous repérera. Il suffira ensuite de demander nos noms à quelqu’un qui nous aura reconnus, et après ça, ce ne sera plus qu’une question de jours.
Je ne voyais cependant pas comment éviter d’aller là-bas. On était à la rue : on avait besoin d’aide. Il fallait qu’on sache ce qu’étaient devenues nos délégations respectives, comment et quand on pourrait quitter la ville et, naturellement, qui avait ou non survécu.
J’ai tapoté ma poche droite et, incroyable mais vrai, mon portable était toujours dedans. Et la batterie n’était même pas déchargée ! J’ai appelé maître Cataliades. Si, en dehors de moi, quelqu’un était sorti de La Pyramide de Gizeh avec un téléphone portable, ce ne pouvait être que l’avocat de Sa Majesté.
— Oui ? a-t-il répondu d’une voix prudente.
— Maître Cataliades, je...
— Mademoiselle Sta...
— Chut ! Ne prononcez pas mon nom.
Pure paranoïa de ma part, je le reconnais.
— Très bien.
— On leur a donné un petit coup de main, là-bas, et ils sont vraiment impatients de faire plus ample connaissance avec nous, lui ai-je expliqué, toute fière de mon message codé (je vous l’ai dit : j’étais très fatiguée). Je suis avec Barry devant le bâtiment où vous êtes. On ne peut pas rester là. Il y a trop de gens qui font des listes, non ?
— C’est une activité très prisée, ici, en effet.
— Sinon, Diantha et vous, ça va ?
— Diantha n’a pas été retrouvée. Nous avons été séparés.
J’ai eu besoin de me reprendre avant d’enchaîner.
— Je suis désolée. Qui teniez-vous dans vos bras, quand les pompiers sont venus vous sauver, alors ?
— La reine. Elle est ici, mais elle est grièvement blessée. Nous n’avons pas pu retrouver André.
— Qui d’autre ?
— Gervaise est mort. Éric, Pam, Bill : brûlés, mais saufs. Cléo Babbitt est ici aussi. Je n’ai pas vu Rasul.
— Et Jake Purifoy ?
— Je ne l’ai pas vu non plus.
— Si vous le retrouvez, ça vous intéressera sans doute de savoir qu’il était dans le coup avec la Confrérie.
— Ah !
Il a mis un certain temps à assimiler l’information.
— Oh, oui ! Voilà qui m’intéresse au plus au point, effectivement, a-t-il alors déclaré. Et, étant donné qu’il a plusieurs côtes et une clavicule cassées, Johan Glassport sera encore plus intéressé. Il est très, très en colère...
Maître Cataliades l’estimait donc de taille à exercer des représailles contre un vampire ? Voilà qui en disait long sur le degré de violence dont Johan Glassport était capable.
— Mais comment avez-vous pu savoir qu’un tel complot se tramait, mademoiselle ?
J’ai alors raconté à l’avocat royal ce que Clovatch m’avait dit. Dans la mesure où les deux Britlingens étaient à présent retournées d’où elles venaient, j’imaginais que ça ne poserait plus de problème.
— Le roi Isaiah en a eu pour son argent, en fin de compte, a conclu maître Cataliades d’un ton plus songeur qu’envieux. Il est ici et il n’a pas une égratignure.
— Il faut qu’on trouve un endroit où dormir. Pouvez-vous dire au roi du Texas que Barry est avec moi ? lui ai-je demandé, tout en pensant que je ferais mieux de lâcher ce téléphone pour réfléchir à la suite des événements.
— Il est trop mal en point pour s’en préoccuper. Il est inconscient.
— Bon. Passez le message à un autre membre de la délégation du Texas, alors.
— Je vois Joseph Vélasquez. Rachel est morte.
C’était plus fort que lui, il fallait qu’il me fasse la rubrique nécrologique.
— Cécile, l’assistante de Stan, est morte, lui ai-je appris à mon tour.
— Où comptez-vous aller ? m’a-t-il alors demandé.
— Je vous avouerai que je ne sais pas quoi faire.
Je me sentais au bout du rouleau, tant psychologiquement que physiquement. J’avais reçu trop de mauvaises nouvelles et j’avais été trop secouée pour trouver la force de me ressaisir une fois de plus.
— Je vais vous envoyer un taxi, m’a-t-il proposé. Je me procurerai le numéro auprès de l’un de ces charmants volontaires. Dites au chauffeur que vous êtes des sauveteurs et que vous avez besoin de vous reposer dans l’hôtel bon marché le plus proche. Vous avez une carte bancaire ?
J’ai acquiescé, en bénissant ce réflexe de dernière minute qui m’avait poussée à prendre mon portefeuille.
— Non, attendez, on remontera trop facilement jusqu’à vous, si vous l’utilisez. Du liquide ?
J’ai vérifié. Surtout grâce à Barry, on avait cent quatre-vingt-dix dollars à nous deux. J’ai dit à l’avocat qu’on pourrait s’en sortir.
— Alors, passez la nuit à l’hôtel et rappelez-moi demain, m’a-t-il conseillé avec une lassitude indicible dans la voix.
— Merci pour votre aide.
— Merci de nous avoir avertis, m’a galamment répliqué le démon. Nous serions tous morts, si vous et le Groom ne nous aviez pas réveillés.
J’ai laissé tomber la veste jaune et le casque de chantier, et on s’est remis en route, titubants et chancelants, s’accrochant l’un à l’autre comme des naufragés. On a trouvé un bloc de ciment sur lequel on s’est appuyés, chacun soutenant l’autre du mieux qu’il pouvait. J’ai voulu expliquer ce qu’on allait faire à Barry, mais il s’en fichait. D’une minute à l’autre, un pompier ou un flic qui avait bossé sur le théâtre des opérations risquait de nous repérer et de nous interpeller pour savoir ce qu’on faisait là, où on allait et qui on était. Ça me vrillait l’estomac rien que d’y penser. J’ai été tellement soulagée, en voyant un taxi ralentir à notre hauteur et son chauffeur dévisager les passants, que j’en ai eu la nausée. Ça devait être pour nous. J’ai agité frénétiquement le bras. Je n’avais jamais hélé un taxi de ma vie. C’était exactement comme dans les films.
Le chauffeur, un Guyanais filiforme, n’était pas très enthousiaste à l’idée de laisser monter des « crasseux dans not’genre » dans sa voiture, mais il ne pouvait quand même pas « envoyer balader des pauv’malheureux » comme nous. C’était du moins ce qu’il se disait. L’hôtel bon marché le plus proche se trouvait à quinze cents mètres, dans le centre-ville, à bonne distance du lac. Si on en avait eu la force, on aurait pu y aller à pied. Enfin, l’avantage, c’était que la course n’allait pas nous ruiner.
Même s’ils travaillaient dans un deux étoiles, vu l’état dans lequel on était, les réceptionnistes n’ont pas été ravis de nous voir arriver. Mais, après tout, c’était un jour placé sous le signe de la solidarité : il fallait se montrer charitable envers ceux qui avaient été touchés par la catastrophe locale. Ils nous ont fait la chambre à un prix qui m’aurait laissée bouche bée, si je n’avais pas vu les tarifs pratiqués à La Pyramide de Gizeh. La chambre en elle-même ne valait pas grand-chose, mais bon, on n’avait pas besoin de grand-chose non plus. On n’avait pas fermé la porte qu’une femme de chambre est venue nous proposer de faire nettoyer nos vêtements, «vu qu’on n’en avait pas d’autres ». Elle avait baissé les yeux en disant ça, pour ne pas nous gêner. Sa sollicitude m’a tellement touchée que j’en ai eu la gorge nouée. Un seul coup d’œil à mes fringues m’a suffi pour accepter. Quand je me suis retournée pour demander l’avis de Barry, je me suis rendu compte qu’il était carrément tombé dans les pommes. En l’allongeant sur le lit, j’ai eu la désagréable impression d’avoir de nouveau à faire à un vampire, et j’ai pincé les lèvres tandis que je manipulais son corps inerte pour le déshabiller. Après avoir enlevé mes vêtements en quatrième vitesse, j’ai fourré le linge sale dans un sac en plastique que j’avais trouvé dans la penderie et je l’ai remis à la fille qui attendait patiemment devant la porte. Ensuite, je suis allée chercher un gant dans la salle de bains pour faire une toilette de chat à Barry et je l’ai bordé comme un bébé.
Après ça, j’ai pris une bonne douche, bien contente de trouver sur place des échantillons de shampooing, de démêlant, de savon et de lait pour le corps. Et j’ai remercié le Ciel d’avoir de l’eau chaude. La prévenante femme de chambre m’avait aussi tendu deux brosses à dents et un mini tube de dentifrice par l’entrebâillement de la porte. Je me suis frotté les dents, la langue et même l’intérieur des joues pour faire disparaître le goût de cendres que j’avais dans la bouche. J’ai lavé mon slip et mon soutien-gorge et je les ai essorés dans une serviette avant de les étendre sur la barre du rideau de douche. Quant aux sous-vêtements de Barry, je les avais donnés à nettoyer avec le reste.
Il ne me restait plus qu’à me coucher. Si je sentais bon, après mon passage dans la salle de bains, j’ai pu constater, en me glissant sous les draps à côté de Barry, que ce n’était pas le cas de tout le monde. Eh bien, c’était juste dommage pour moi parce qu’il était hors de question de le réveiller. Je me suis tournée sur le côté, vers le bord extérieur du lit, en repensant à l’horreur de ce couloir interminable et silencieux, ce matin-là, quand j’étais sortie de ma chambre... Marrant, non, que ce soit ce détail qui me soit revenu à l’esprit, après tous les trucs épouvantables auxquels j’avais assisté ?
La chambre d’hôtel me paraissait bien paisible, après le tumulte des explosions, et le lit était si confortable, et je sentais tellement bon, et je m’en sortais pratiquement sans une égratignure, et...
J’ai sombré dans le sommeil d’un coup. Et je n’ai pas rêvé.